Retour au format normal


Portraits de mères et roman familial

15 février 2005

par Alain Seilhean et Jean-Pierre Vérot

Folcoche dans : Vipère au poing, La Mort du petit cheval, Le Cri de la chouette



Cet article est issu d’une communication faite par Alain Seilhean à la Journée organisée par la Société de Psychiatrie d’Aquitaine et l’Association Régionale de Psychiatrie et de Psychologie Médicale Midi-Pyrénées, le 14 octobre 2000 à Agen.

Le thème était : Littérature-Psychiatrie-Psychanalyse...à partir du Roman familial.

A l’origine, la communication comprenait deux portraits de mères (Folcoche, mère d’Hervé Bazin, et Génitrix, mère de François Mauriac).

Pour des raisons tenant à la clarification des propos, nous publions dans un premier temps un article concernant "le portrait" de mère dite « Folcoche ».

Psychanalyse et roman familial

Le « Roman familial » est un concept énoncé par S.Freud -1856-1939- (1) dans un article où il souligne l’importance pour chaque être humain de se détacher de l’autorité de ses parents pour accomplir son développement personnel.

Freud avait en effet observé que certains de ses patients avaient tendance, dans leur enfance, à idéaliser leurs parents et à vouloir leur ressembler. A ce stade - idéalisation et identification -, fait suite une période critique adressée aux parents, avec prise de conscience de la rivalité sexuelle et le sentiment d’être évincé du couple parental, d’où l’idée d’une autre filiation, étrangère à la lignée familiale réelle : la filiation imaginaire.

A ces périodes en général facilement remémoratives, s’ajoutent parfois des constructions fantasmatiques plus ancrées dans l’inconscient, où l’enfant s’inventent des parents substitutifs, de rang plus élevé, remplaçant les parents réels.

Ce serait au cours du processus de la prise de conscience de la différence sexuelle que se préciserait la place donnée à chacun de ces parents substitutifs : par exemple un père haut placé et une mère infidèle. Ces fictions auraient pour rôle de préserver la tendresse originelle éprouvée à l’égard des parents et de pouvoir exprimer le regret ou la nostalgie de voir disparaître ces temps heureux. L’image d’un ou des parents hauts placés figurant un retour de l’image idéalisée des parents réels.

S. Freud avait rédigé son article en 1909 pour l’ouvrage d’Otto Rank « Le mythe de la naissance des héros » (2) dans lequel, il fait observer que la plupart des héros célèbres de l’Antiquité étaient d’origine noble, puis avaient été abandonnés ou exposés, pour être élevés ensuite par des gens pauvres ou même des animaux pour retrouver plus tard leur rang (Romulus, Œdipe, Moïse, Pâris, Lohengrin, Gaspard Hauser...et même Jésus Christ pour ne parler que des plus grandes figures...sans omettre bien entendu "A la recherche du temps perdu" de Marcel Proust qui représente pour nous le roman familial dans sa forme la mieux élaborée.

Cette légende type, souligne O.Rank - nous citons Elizabeth Roudinesco - (3) donna lieu à toutes sortes de variantes sur les origines et le type de « famille d’accueil » des ces héros. En rapprochant ces mythes du processus décrit par Freud, O. Rank veut probablement signifier qu’ils - les mythes héroïques - peuvent se lire comme des fantasmes dans lesquels les situations réelles sont inversées.

Sandor Ferenczi reprend ce thème en 1922 dans l’article « Considérations sociales dans certaines psychanalyses » (4) où il se réfère à des cas de patients qui construisent un « Roman familial inversé » qu’il appelle aussi « Roman familial de la déchéance » dans lequel, les parents réels sont remplacés par des parents de condition inférieure, voire vile et grossière. S. Ferenczi interprète ces « Romans de la déchéance » comme l’expression du désir de quitter l’univers noble de l’origine pour un retour à un univers primitif plus proche de la Nature où la vie amoureuse serait libre et sans fard.

Quelle que soit la forme qu’il revête, le « roman familial » constitue une étape vers la maturation de l’être humain. A ce titre, il a donc un effet créateur.

Qu’en est-il des romanciers qui parlent de leurs familles ?

En littérature, le roman familial se situe entre le roman autobiographique et le roman de fiction. Le roman familial est une trame romanesque sur laquelle se profile la personne de l’auteur qui, à partir des sources autobiographiques, recompose une famille dont les personnages sont dotés de traits si forts, qu’ils prennent une dimension légendaire.

Pour illustrer notre propos, nous prendrons comme exemple, deux cas particuliers de mères terriblement célèbres, Folcoche dans Vipère au poing, La Mort du petit cheval et Le cri de la chouette, d’Hervé Bazin et Génitrix de François Mauriac.

Nous publierons dans un prochain article, un essai sur le personnage de Génitrix décrit par F. Mauriac.

Prenons le temps de nous intéresser au personnage de Folcoche de « Vipère au poing » que H. Bazin publia en 1948 aux éditions Bernard Grasset.
Folcoche est le type de la mère méchante, qu’il n’a pourtant point reniée (cf. p. 89, La Mort du petit cheval), et son histoire s’étend sur trois récits comprenant :
-  Vipère au poing retrace les 25 premières années de l’auteur. Le roman paraît en 1948, éd. B. Grasset.

-  La Mort du petit cheval, titre reprit d’une expression de sa mère, dans le contexte où son fils lui présente son petit fils en disant qu’il est heureux avec sa compagne Monique, la mère réplique :

  • « Vous êtes heureux ? Heureux ! Qu’est-ce que cela veut dire ?...Heureux ! Ca alors...
  • Ca alors, c’est la fin de tout ! C’est la mort du petit cheval ! Suit alors un petit ululement qui est un rire » p.218-219, La Mort du petit cheval, Le Livre de Poche.

    -  Le cri de la chouette (publié en 1971) termine l’histoire de Folcoche, devenue dans ce troisième volume « Madame Mère ».

De la Vipère à la Chouette en passant par le Cheval, la trame romanesque porte à la fois l’emblème de la métaphore animale et maternelle, décrivant ainsi l’histoire de la famille Rezeau, dont les personnages sont aisément identifiables à ceux de la famille réelle d’H. Bazin.

Vipère au poing s’ouvre sur un souvenir d’enfance du narrateur se rappelant, alors qu’il avait 4 ans, avoir étouffé une vipère endormie au soleil, puis triomphant, l’avait rapportée morte à sa famille, suscitant frayeur et réprobation, tout en se comparant après coup à Hercule, personnage de la mythologie grecque qui, dans son berceau, étrangla deux serpents.

« L’été craonnais, doux mais ferme, réchauffait ce bronze impeccablement lové sur lui-même : trois spires de vipère à tenter l’orfèvre, moins les saphirs classiques des yeux, car, heureusement pour moi, cette vipère, elle dormait. Elle dormait trop, sans doute affaiblie par une indigestion de crapauds. Hercule au berceau étouffant les reptiles : voilà un mythe expliqué ! Je fis comme il a dû faire » p.5 Hervé Bazin, Vipère au poing, Le Livre de Poche.

A partir de cette réminiscence, l’auteur retrace son enfance et adolescence. Elevé par sa grand-mère paternelle jusqu’à l’âge de huit ans en compagnie de son frère Ferdinand dit Fredie, dans la propriété familiale, La Belle Angerie, ils ont hâte de revoir leurs parents une fois le décès de la grand-mère survenu en 1922.
« Grand-mère mourut. Ma mère parut.

Et ce récit devient drame »
p. 19, op. cit.
Au retour de Chine - les parents enseignaient alors à Changaï -, le premier contact à la gare est brutal. Jean et Fredie (Hervé et Ferdinand Bazin en réalité) se retrouvent à terre, giflés avec une précision redoutable, alors qu’ils se précipitaient pour embrasser leur mère. « Notre mère, satisfaite, découvrit deux dents d’or, que dans notre candeur, nous prîmes immédiatement pour un sourire à notre adresse. Enthousiasmés, nous nous précipitâmes, dans ses jambes, à la portière. »
-  Allez-vous me laisser descendre, oui !

Nous écarter d’elle à ce moment nous eût semblé sacrilège. Madame Rézeau dut le comprendre et, pour couper court à toute effusion, lança rapidement à droite, puis à gauche, ses mains gantées. Nous nous retrouvâmes par terre, giflés avec une force et une précision qui dénotaient beaucoup d’entraînement. »
p.21-22, op.cit.

Dès lors, le récit prend le ton « d’un film à prétentions tragiques, qui pourrait s’intituler « Atrides en gilet de flanelle ». p. 23, op.cit.

La mère multiplie, brimades, punitions injustes et actes de maltraitance envers ses trois enfants qui un jour, après une fausse accusation suivie d’une punition, l’un d’eux (Fredie), la qualifie dans sa rage de « folle » et « cochonne », adjectifs aussitôt condensés en Folcoche. p. 42, op.cit.
S’en suit la révolte des trois enfants menée par Jean, le narrateur (Hervé en réalité), surnommé Brasse-Bouillon, révolte qui culmine lorsqu’ils essaient de la tuer, en lui administrant d’abord à son insu de la Belladone (mais elle est immunisée par l’usage qu’elle en fait presque quotidiennement), puis en essayant de la noyer dans la rivière d’où elle en sort seulement mouillée. Ce combat entre les enfants et leur mère se déroule sous le regard impuissant et craintif de leur père.
L’issue de ce combat se fera par l’exclusion - recherchée par Jean, le narrateur - qui conquiert ainsi non sans difficultés, son indépendance. Le premier récit se termine par ce cri de révolte : « Cette vipère, ma vipère, dûment étranglée, mais partout renaissante, je la brandis encore et je la brandirai toujours, quel que soit le nom qu’il te plaise de lui donner : haine, politique du pire, désespoir ou goût du malheur ! Cette vipère, ta vipère, je la brandis, je la secoue, je m’avance dans la vie avec ce trophée, effarouchant mon public, faisant le vide autour de moi. Merci ma mère ! Je suis celui qui marche, une vipère au poing ! » p. 186, op.cit.

Ce cri de révolte à double sens où se mêlent haine et fascination pour cette mère-vipère, n’est pas sans évoquer Persée brandissant la tête de la méduse, qui rappelons-nous, était ornée de serpents.
Devenu adolescent, Jean multiple les fugues avant de rompre avec sa famille pour échapper aux persécutions de sa mère et construire sa vie dans des conditions difficiles. Suite à un accident de voiture qui le rend amnésique et l’oblige à un long séjour dans une maison de santé, il mène une existence brouillonne et souvent misérable. Il sera tour à tour, marchand ambulant, garçon d’ascenseur, ferrailleur, valet de chambre, batteur de tapis, vendeur au porte à porte de produits d’entretien ou d’encyclopédies autodidactiques, avant de publier en 1947, « Jours », un recueil de poèmes pour lesquels il reçoit le prix Apollinaire. H.Bazin est alors âgé de 36 ans. Vipère au poing sera publié l’année suivante.

Vingt ans plus tard, Folcoche, devenue la « chouette », une vieille femme seule qui vient un jour à la rencontre de ce fils révolté et tentera, avec une pseudo-tendresse séductrice, de reconquérir une emprise sur la famille qu’il a fondée.

Lorsqu’elle meurt, il ne cache pas l’ambivalence de ses sentiments envers la Folcoche d’autrefois, qu’il appelle maintenant « ma mère ».
Sur son lit de mort il lui dit : « L’importance que nous avons eue l’un pour l’autre est sans commune mesure avec le temps passé ensemble, et si la tendresse n’y eut point de part, l’attention n’y fit pas défaut. Vous êtes exceptionnelle...C’est une chance pour les autres, mais peut-être ne fut-ce pas seulement un malheur pour votre fils. Il est bien que ce soit lui qui, des deux pouces, vous ferme les yeux. Nous ne nous sommes pas aimés, ma mère, mais j’étais là pour votre dernier soupir comme vous le fûtes pour mon premier. »

Commentaires et réflexions

Folcoche est une mère tyrannique qui maltraite ses enfants en exerçant sur eux une domination comprenant de sévères punitions et de cruels châtiments corporels : « Tes mains, Brasse-Bouillon ! » Cria Me Rezeau. Et, comme je ne les remettais pas assez vite sur la table, un coup de fourchette, dents en avant, vint les ponctuer de quatre points rouge » p.36, Vipère au poing.
Notons qu’elle est exempte de toute émotion affective. Elle suscite chez eux une haine revancharde les amènant à se révolter, fuir la famille et liquider la propriété familiale. Sa dureté se retourne contre elle en forgeant la dureté de ses enfants et, en ce sens, Folcoche conduit à une forme de construction de leur indépendance. A ce titre, Vipère au poing a le ton d’un « Roman de formation » par identification et indépendance au moins pour son narrateur.

Dans l’article « Confusion des langues entre les parents et les enfants », S. Ferenczi indique que dans les traumatismes infligés à l’enfant, c’est le désaveu qui est meurtrier plus que le traumatisme en lui-même.
Le plus important est, pour l’enfant, que le message adressé par la mère soit le moins ambigu possible, Folcoche ne manifeste à cet égard, aucune contradiction : haine et rejet font d’elle une mère tyrannique, laissant inconsciemment à ces enfants, le soin d’élaborer des mécanismes de défenses pour survivre, et quitter le foyer dès que possible. Nous sommes probablement assez proche du concept de résilience. Folcoche éprouve de la haine, mais la haine reste avant tout des sentiments, si proche quoiqu’on en dise de l’amour.
Cette haine semble fasciner le narrateur qui joue à la pistolétade avec sa mère : « Folcoche, ma petite mère, du temps où je t’offensais de mon seul regard, planté dans tes prunelles ? Nous appelons cela une pistoletade ! » p.26, La Mort du Petit Cheval.
Et plus loin, « Folcoche la combattante est devenue la vieille, une experte et répugnante araignée. Elle a quitté le socle où la hissait mon admiration furieuse. » p. 78, op.cit.

L’épisode de la vipère saisie puis étouffée par le narrateur, non sans avoir eut auparavant la présence d’esprit de la défier dans les yeux, symbolise d’une certaine manière, l’attitude de défiance sur laquelle les rapports avec sa mère se sont édifiés, Ces rapports de défiance mutuelle vont permettre la construction de la trame romanesque et la vie réelle de l’auteur : « Et ce faisant, pour considérer et m’instruire, je rapprochais la vipère de mon nez, très près, tout près, mais rassurez-vous, à un nombre de millimètres suffisant pour que fût refusé leur dernière chance à des crochets tout suintants de rage. Elle avait de jolis yeux, vous savez, cette vipère, non pas des yeux de saphir comme les vipères de bracelet... » p. 6, Vipère au poing.

Cette attitude semble avoir fortement orienté la relation entre l’auteur, sa mère, puis entre l’auteur et le monde extérieur d’une manière générale. Elle constitue probablement les bases de sa relation d’objet. Le style de l’écrivain portera cette "marque de fabrique ".

L’image du père en points de suspension...

L’image paternelle est celle d’un père faible, soumis et effacé devant les désirs de la mère qui dicte toutes les conduites, ordonne les embauches et renvois de précepteurs, jardiniers, servantes etc. Chez les Rezeau, il ne fait pas la loi, c’est le moins qu’on puisse en dire. Arrêtons-nous un instant sur le portrait que Hervé Bazin fait de son père :
« Campons les personnages.
D’abord le chef de famille, si peu digne de ce titre, notre père, Jacques Rezeau. Si vous voulez bien vous en référer à l’explication du caractère par les prénoms, opuscule de je ne sais plus quel mage, vous constaterez que pour une fois la définition se trouve parfaite. « Les Jacques, y est-il dit, sont des garçons faibles, mous, rêveurs, spéculatifs, généralement malheureux en ménage et nuls en affaire. » Pour résumer notre père d’un mot, c’était un Rezeau statique. Plus d’esprits que d’intelligence. Plus de finesse que de profondeur. Grandes lectures et peu d’idées. (...) Quand je l’ai connu, le cheveu encore noir, commençait à lui manquer. Toujours plaintif, il vivait entre deux migraines et se nourrissait d’aspirine. »
p. 23-24, Vipère au poing.

Nous n’ajouterons aucun commentaire à cette image paternelle, suffisamment édifiante. Croisons "nos regards" en gardant le sourire, mais prenons grade toutefois de ne pas identifier directement et sans nuance, les personnages du roman familial d’H. Bazin, comme ceux des autres romans familiaux, y compris chez M. Proust, avec ceux qui ont réellement existé.
Il y en entre eux, la distance de la fiction romanesque, c’est à dire, une marge narrative pouvant faire oeuvre de délivrance au sens de séparation et processus de maturation.

Alain seilhan, psychiatre à St Sulpice et Carmeyjac (33) et Jean-Pierre Vérot, cadre infirmier (75).

Bibliographie

1- Freud S. "Le roman familial du névrosé. in Névrose, psychose et perversion." PUF, 1999.
2- Rank O. " Le mythe de la naissance du héros" Payot, coll. Sciences de l’homme, 2000.
3- Roudinesco E. "Histoire de la psychanalyse", Fayard, 1994.
4- Férenczi S. "Oeuvres complètes. Psychanalyse" T. III :188 etIV : 125, Payot, 1990.


Alain Seilhean et Jean-Pierre Vérot